# En capacité de travail, mais où ? Une situation se présente très souvent dans la pratique clinique du psychiatre-psychothérapeute : * Un patient arrive en thérapie en présentant une sévère décompensation psychique : tableau anxio-dépressif plus ou moins sévère, accompagné, la plupart du temps, d'importantes limitations cognitives – incapacité à se concentrer, perte de la mémoire à court terme, limitations même de la faculté de penser. * Souvent — pour ne pas dire *presque toujours* —  il s’avère que ce qui a amené le patient à cet état, c’est la *souffrance au travail*. * Cette souffrance au travail est constituée, en proportions variables, de * demande exagérée — trop de travail pour la personne, pas assez de personnel ; * mauvaise organisation du travail — cahier des charge absent, ordres et contre-ordres, doubles contraintes (« Soyez autonome ! Mais respectez à la lettre les procédures ! »), manque d’informations, etc. * pression psychologique allant jusqu’au chantage — « Vous n’êtes pas assez efficace. » ; « Si vous n’êtes pas content, vous n’avez qu’à partir. » * vraie maltraitance psychologique — dénigrement, attaques personnelles, brimades, insultes, etc. * Inévitablement, le patient doit arrêter de travailler et il est mis au bénéfice d’un *certificat d’arrêt de travail pour raisons médicales*. * Par l’effet conjugué de la thérapie et, éventuellement, des médicaments, l'état du patient s’améliore, le patient se rétablit et, au bout d’un certain temps — 3 mois, 6 mois, 1 année —, il pourrait retravailler, mais *pas dans son poste actuel* et *pas dans les mêmes conditions*, puisque ce sont justement ces conditions qui l’ont amené à tomber malade. Et c’est là que les choses se compliquent terriblement, sur le plan assécurologique et social. Car, la plupart du temps, l’assurance perte de gain (APG) de l’entreprise refuse de reconnaître cet état de fait ; elle adresse le patient à un expert médical. Cet expert médical examine le patient, constate qu’il est généralement en bonne santé psychologique et le déclare « apte à travailler à 100 % » à partir d’une date arbitrairement fixée. Généralement, la simple perspective de devoir retourner à sa place de travail fait « replonger » le patient et le bénéfice de la thérapie est pratiquement annulé. ### Mes considérations Il s’agirait donc, humainement et socialement, de faire reconnaître cette évidence qu’une personne peut très bien être *apte à travailler*, mais pas à tel endroit potentiellement pathogène ou trop difficille *pour elle*. Dans le domaine de la santé physique, personne n’a de la peine à comprendre les situations suivantes : * Un boulanger souffre d’une allergie à la farine ; il ne peut plus travailler comme boulanger. * Un déménageur a une hernie discale ; il ne peut plus travailler comme déménageur. * Un chauffeur perd la vue d’un œil ; il ne peut plus travailler comme chauffeur. Toutes ces personnes ont une incapacité de travailler dans leur poste actuel, mais une capacité de travail dans un poste adapté à leur situation. Il en est de même pour une personne dans une situation telle que celle que j’ai décrite plus haut : la personne n’est pas apte à supporter ce qui lui est demandé dans son poste actuel, mais elle pourrait tout à fait travailler dans un autre poste. J’insiste pour dire que c’est une réalité *médicale* : même si la personne va généralement bien, le fait qu’elle ne puisse pas supporter de travailler *dans sa place actuelle*, c’est une réalité médicalement expliquable. On ne peut pas ignorer le contexte de travail d’une personne. Quand on est expert médical, de plus psychiatre, c’est une malhonnêteté intellectuelle que de le faire. C’est comme si, examinant dans un hôpital le boulanger allergique à la farine, on décrétait « il n’a pas de signes asthmatiques, il n’éternue pas, il n’a pas les yeux qui coulent, donc il peut travailler. » #### « Le patient n’a qu’à démissionner ! » Il est fort possible qu’*à la fin* de tout un processus de réflexion, *après* des négociations, *après* avoir envisagé toutes sortes de solutions et *après* qu’elles se soient toutes révélées impossibles ou impraticables, il ne reste plus à la personne que la solution de démissionner, si elle veut rester en santé. Mais ce n’est pas à l’Assurance Perte de Gain de poser les choses ainsi, car le seul intérêt qu’elle considère, c’est son propre intérêt financier, au mépris absolu de la situation psychologique et sociale du patient. Je pense que l’on peut dire que les médecins n’ont pas à se rendre complice de cette façon de considérer les choses, car elle est maltraitante. Elle contredit de manière flagrante le principe *primum non nocere* qui devrait continuer de guider la réflexion des psychiatres en particulier. C’est pourquoi je défends avec la plus grande énergie le point de vue que l’on doive considérer comme une *réalité médicale* le fait qu’un patient ne puisse pas travailler pour raisons psychologiques dans un certain poste de travail. #### Est-ce le poste qui est trop pénible ou bien est-ce le patient qui n’est pas à la hauteur ? Jusque dans les années quatre-vingts, le stress au travail n’était pas une généralité. Quand il était là, soit il ne durait pas — c’était du stress aigu et non du stress chronique —, soit il était lié à certains postes réputés stressants : urgentiste, contrôleur aérien, trader, etc. On pouvait alors analyser la situation d’une personne en souffrance à son travail en se demandant si elle était adaptée ou non à son travail, justement. On *devait* même, assez vite, amener la personne à envisager un changement de place de travail, voire carrément un changement de profession. Aujourd'hui, nous ne sommes plus du tout dans le même cas de figure. Le stress au travail est une généralité — toutes les études faites à ce sujet le montrent. La pression subie par les employés est généralement attribuable aux restrictions budgétaires de toutes sortes — qui amènent inévitablement des restrictions en personnel. Les exigences de rentabilité sont sans limite. On ne laisse plus les employés prendre des pauses, sauf avec d’énormes réticences. On exige d’eux qu’ils soient atteignables et réactifs jusque dans leurs heures de congés, le soir et le week-end. Dans ces conditions-là, si une personne craque et décompense sur le plan psychologique, ce n’est plus parce qu’elle est trop faible ou inadaptée à son poste, c’est parce que la pénibilité du poste est trop grande. C’est bien pour cela qu’on assiste à une véritable épidémie de burn-outs et de décompensations anxio-dépressives, à une surconsommation de médicaments psychotropes et à une explosion du nombre de situations AI de « détection précoce ». (à suivre) <p style="text-align: center;">&emsp;</p> <p style="text-align: center;"><a href="https://dr-spinnler.ch"><img src="https://dr-spinnler.ch/myfiles/logos/Olivier-Spinnler.png" class= "signature"/></a></p> <p style="text-align: center; font-style: italic;">le 10 avril 2018 </p> <p style="text-align: center;">&emsp;</p> ---------------------------------------------- [[réflexions et essais]] #capacité-de-travail #burn-out